mercredi 23 décembre 2015

Comparer les migrants actuels et l'exode de 1940 ?

 Une amie française s'inquiète devant l'arrivée des migrants. Entre autres arguments, je lui rappelle que 10 millions de Français, Belges, Luxembourgeois et Néerlandais ont eux aussi pris les routes de l'exode quand la guerre des 1940 a éclaté.
Je lis dans sa réponse qu'il y aurait une différence : « ... pendant l’exode en 40 seules les femmes fuyaient ; les hommes se battaient et mouraient pour défendre leur Patrie ».
Du coup je m'aperçois que cet argument fleurit sur le Web, dans la marée de fausses infos qui déferle actuellement. Les civils qui fuient Syrie, Irak etc seraient donc des lâches dont le rôle serait de combattre, contrastant avec la résistance populaire qu'auraient opposée les Français.
Cela mérite bien un petit rappel...
Qui commence par des photos (bien évidemment, les hommes jeunes y sont rares... puisqu'ils sont pour la plupart sous les armes, morts, ou prisonniers), mais il y en a. Cliquez les photos pour les voir en grand format. Vous pourrez alors les faire défiler (miniatures en bas de page) grâce à la molette de la souris.






Et encore ...









et, en 1914 :



L'origine de ce propos se trouve apparemment dans une déclaration de Nadine Morano à propos des migrants : «On dit qu’ils quittent leur pays, ils fuient la guerre. Heureusement qu’on n’a pas fait pareil, nous, en 1939-1945 ou en 1914 ! On a tous des aïeux qui reposent dans la terre de France qui se sont battus pour la liberté et pour sauver la France.» Et de leur demander de prendre les armes : «Il faudrait […] que ces personnes, plutôt que de fuir, car ce n’est pas la solution, se battent pour leur pays et qu’on les accompagne dans ce combat ! Il faut leur permettre de rester chez eux !»

Morano en sait apparemment autant sur les exodes de 1914 et 1940 que sur la situation en Syrie ou en Irak, c'est à dire rien.

Personne n'avait à ma connaissance affirmé jusqu'à maintenant que seuls les femmes et les enfants seraient partis. Au contraire, une habitante de Mézilles témoigne que le tambour municipal y avait enjoint aux... hommes de moins de 55 ans de quitter le département. (Pour aller où ? Ah beh, il savait pas !).

La résistante Marie-Rose Gineste a décrit sa découverte de l'exode dans ses Mémoires  :
« Un dimanche, sur la route nationale 20, entre Montauban et Canals, je croisais une file ininterrompue de véhicules de toutes sortes, civils et militaires, de personnes à pied, des soldats en débandade. »
Un livre témoignage a dépeint cette sinistre épopée : « Suite française » d'Irène Némirovsky (qui fut arrêtée et mourut dans les camps – Son livre fut retrouvé et édité bien plus tard). On y lit : « Il les avait vus sur la route ceux-là et leurs pareils, il se rappelait les voitures pleines d'officiers qui fuyaient avec leurs belles malles jaunes et leurs femmes peintes, les fonctionnaires qui abandonnaient leurs postes, les politiciens qui dans la panique semaient sur la route des pièces secrètes, les dossiers ».
Comme le rappelle le site d'Histoire Clio , "A tous les échelons, les responsables de l’Etat fuient : des sous-préfets et des préfets avec leur personnel, leurs familles et leur bagages abandonnent leurs arrondissements et leurs départements. La gendarmerie, principale force de police dans les campagnes, voit ses brigades se vider subitement ; les banques ferment leurs guichets avant de fuir avec l’argent ; dans de nombreuses villes les pompiers font de même. Souvent il n’y a plus ni gendarmes, ni policiers, ni municipalité, ni pompiers, ni personnel médical. De nombreux bénévoles cependant s’efforcent de suppléer à toutes ces défaillances, assurant l’accueil des réfugiés dans les lieux publics, les casernes, les places de champ de foire, les halles au grains."
Le documentaire « Mai 40, , les enfants de l'exode » (France Télévisions – Point du Jour) dit des réfugiés : « Sur les routes dévastées, ils croisent des soldats sans armes ni ceinturons, la tête basse, les derniers vestiges de l'armée française ».
Tous les témoignages vont dans le même sens.
Comment d'ailleurs aurait-il pu en être autrement ? L'offensive allemande commence le 10 mai 40. Les troupes allemandes enfoncent les lignes adverses. La seule réussite (mais combien importante !) des Alliés est alors l'évacuation d'une partie de leurs troupes de Dunkerque vers la Grande-Bretagne, du 26 mai au 3 juin, après quoi l'ennemi entre dans la ville. A part cela, c'est ce qu'on a appelé la « Débâcle », les Allemands prennent Sedan, Arras, Amiens, Rouen, passent la Somme, l'Aisne... Le 14 juin, ils entrent à Paris, que le gouvernement français a fui avant de démissionner le 16 juin.

Pétain et Darlan avec Goering

C'est le début du régime collaborationniste de Vichy, mené par Pétain, qui, entre autres, livra plusieurs dizaines de milliers de Juifs aux camps d'extermination nazis. Vichy géra (dans un premier temps seulement) la « zone libre », le Nord et l'Ouest étant occupé directement par les Allemands.



Les réfugiés furent parfois bien accueillis, parfois très mal. Certains préfets leur ouvraient les bras, d'autres les renvoyaient sur la route. « Il n'y avait pas de passeurs mais des Français faisaient payer une fortune un simple verre d'eau. Des réfugiés qui squattaient des fermes abandonnées se faisaient déloger à coups de fusil, des paysans partis avec leur vache pour donner du lait aux enfants se la faisaient voler dans la nuit, etc. » note l'historien Eric Alary, auteur de "L'exode. Un drame oublié".

Quant aux réfugiés belges, rappelle la RTBF, « En France, tant en 1914 qu’en 1940, certains voyaient d’un mauvais œil ces "Boches" du Nord qui, comble de malheur, parlaient un idiome à consonance allemande. On redoutait aussi qu’ils ne viennent "manger le pain des Français". »

A part l'évacuation de Dunkerque et cette succession de batailles perdues (courageusement et parfois héroïquement), il n'y eut pas de combat. La Résistance n'existait pas encore (le premier maquis ne fut créé qu'en décembre 1942) et elle n'a jamais rassemblé, selon les estimations, que entre 1 % et 3 % de la population.


Les combats (et l'exode d'environ 10 millions de personnes) ont donc duré un mois et une semaine. L'aviation allemande se livra à d'ignobles bombardements envers les colonnes de civils, joignant aux bombes des hurlement de sirène pour créer la panique et accroître encore la désorganisation. Mais ensuite, les Allemands prirent longtemps garde (bien sûr pour des raisons qui n'avaient rien d'humanitaire) à se montrer « corrects » envers les civils. Leurs affiches montraient un de leurs soldats tenant dans ses bras des enfants français, avec pour légende « Faites confiance au soldat allemand ».

Après l'armistice, le retour des réfugiés fut organisé par les autorités. Encore que, note Clio , "Une minorité de réfugiés choisit de ne pas rentrer, de tourner une page et de refaire leur vie dans leur région d’accueil."

Comparons...

La guerre (civile, ce n'est pas une invasion) actuelle en Syrie dure, elle, non depuis un mois et quatre jours, mais depuis quatre ans et on n'en voit pas la fin (pas plus que celle des enfers que sont devenus l'Irak, l'Afghanistan, la Libye, le Yémen...). La résolution récente du Conseil de Sécurité de l'ONU ne règle pas le point d'achoppement : "Quid du président Bachar Al Assad ?".


Cette guerre civile oppose plusieurs mouvements et se complique encore d'interventions étrangères. Des villes sont en ruines. Le nombre de morts atteindrait 300.000. Selon l'ONU, « des informations crédibles font état d'un bilan désormais souvent supérieur à cent civils tués par jour, dont de nombreuses femmes et des enfants ». Rien qu'en non-combattants, un Bataclan chaque jour. Les civils sont massacrés aussi bien par les troupes du gouvernement que par Daech.


Ceux qui s'y retrouvent suffisamment pour choisir un camp et y combattre le font depuis longtemps. Que peuvent faire les autres, à part fuir s'ils en ont les moyens ? L'historien Henry Rousso note dans Libération : « L’exode de 1940 a été pris en charge par les autorités françaises. La majeure partie des réfugiés sont d’ailleurs revenus dans leur région. Un retour à la normale était possible. Ce n’est pas le cas pour ces réfugiés. Leur vie serait directement menacée par un retour. Là, on n’est plus dans l’idiotie historique, mais dans le déni ».

***
et ailleurs


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Mots-clef : histoire, guerre mondiale, réfugiés, Syrie, Irak, Afghanistan, Yémen

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