vendredi 11 juin 2010

Tracts : Les Langues Qui Font Scandale.


Le site Parlemento donne tous les détails, je ne vais pas les reprendre : certains candidats s'adressent aux électeurs en d'autres langues que le français, le néerlandais ou l'allemand, nos langues officielles. Exemple : propagande unilingue en turc pour MR et PS, bilingue français-turc pour CDH. Je ne commente pas ici un des aspects, en effet hautement douteux, le fait que le texte en turc et celui en français ne correspondraient pas. Par contre, je constate que sur divers sites, des cris d'indignation s'élèvent. Il serait scandaleux d'utiliser une autre langue que nos idiomes nationaux !

La Suite De L'Article

Première remarque : rien n'impose d'utiliser ces langues (français, néerlandais, allemand) dans des tracts, qui ne sont pas des documents officiels. Leur côté "langue nationale" prête d'ailleurs à questionnement. Il y a en Belgique quelque 175.000 italiens. La Communauté germanophone compte moins de 75.000 membres. L'italien est-il vraiment moins national que l'allemand ?
Deuxièmement "certains partis diffusent des tracts dans des langues qui ne sont pas nos langues nationales officielles. Il paraît que c'est un scandale. Alors pourquoi est-on allé chercher des centaines de milliers de personnes qui parlent turc, arabe, italien, portugais, espagnol pour les faire bosser dans nos mines, au lieu de se contenter de nos nationaux officiels ?" C'est ce que j'ai écrit sur Facebook - ce qui a déclenché une petite marée de commentaires. Je précise : entre gens civilisés.

Discussion difficile à résumer. Je comprends l'inquiétude de ceux qui demandent : "N'est-ce pas pousser le bouchon du communautarisme un peu loin? Et, partant, celui du vote communautaire (car, en tout cas pour ceux que j'ai vu, chaque fois, cela concernait des candidats issus des minorités concernées)?" La question est valable. Mais ce n'est ni aux communautés concernées, ni aux candidats en question de porter le chapeau. Essayons de nous imaginer : 50.000 belges importés massivement, à la suite d'un accord international, dans un même pays. 50 ans après, la plupart d'entre eux sont toujours dans le fond du panier social. Ne seront-ils pas intéressés par des candidats qui parlent leurs langues et leur paraissent proches d'eux ? Le communautarisme m'est hautement antipathique, y compris quand il se déguise en antiracisme. Mais hurler sur les conséquences sans s'en prendre aux causes, cela vous a un petit côté xénophobe...
On m'a fait observer que "Fournir une raison univoque (ils ont travaillé ici mais n'ont pas réussi leur insertion ou leur intégration, donc on leur parle dans leur langue d'origine) revient à penser les groupes en tant qu'ils sont des groupes et de façon uniforme. Or, nous connaissons toutes et tous des citoyennes et des citoyens d'origine turque qui ont fort bien réussi dans leur vie. La question sociale ne suffit donc pas à expliquer cette drague. Il y a aussi le nationalisme que ces candidats flattent. De plus, les partis concernés sont largement responsables de cette question sociale"" - ce qui est tout à fait exact -. Et "quand on n'a pas fait grand chose pour sortir des gens de leur bulle, il est parfaitement scandaleux de surcroît d'utiliser le communautarisme pour s'y faire bien voir".

Que des citoyens d'origine turque, ou marocaine, portugaise, italienne etc aient fort bien réussi est tout à fait exact, mais "Des citoyens" (5 % ? 10 ? 15 ?) n'est pas un concept opérationnel ici. En matière de pub, on vise la masse, et la masse est dans une telle situation qu'elle sera sensible à être interpellée dans sa langue - même les électeurs qui parlent parfaitement une de nos langues nationales, même ceux financièrement à l'aise - . (J'en profite, ferraillant des deux côtés pour récolter autant d'ennemis que possible d'un seul coup, pour préciser que, habitant depuis 26 ans par choix dans un quartier où l'immigration est très très présente, j'en ai autant marre de la xénophobie que du discours compassionnel genre "immigré = d'office, pauvre = victime = méritant en permanence solidarité et assistance". Ces deux postures, ces deux préjugés sont nocifs. Je pense qu'il y a aujourd'hui une classe moyenne très à l'aise issue de l'immigration. Cela dit, cette classe moyenne vit toujours, majoritairement, au sein d'un ghetto).

Nationalisme ?

Flatter le nationalisme ? Sans aucun doute. Mais s'il y avait eu, depuis les accords d'immigration, une politique d'insertion digne de ce nom, ce nationalisme n'aurait plus de prise. Dans mon quartier, des "3è génération" parlent d'eux-mêmes en disant "les Marocains", et parlent des "Belges de souche" en disant "les Belges". Cela me désole, mais je ne peux pas leur en vouloir - mais évidemment, c'est pain bénit pour les pêcheurs en eau trouble. (Cela dit, quand par exemple un indépendant s'adresse particulièrement aux indépendants, ou une mère de famille aux mères de familles aux mères de famille, je n'entends pas crier au communautarisme...).

Car enfin, la base de cette situation, c'est quand même évidemment que le français est encore mal maîtrisé par des couches importantes de la population issue de l'immigration, et là, la responsabilité du pays d'accueil est énorme. S'il y a un domaine où un effort de discrimination positive se serait imposé, c'eût été celui-là (comme l'explique une thèse récente, des enfants aculturés dont les parents parlent un arabe ou un turc patoisant et déstructuré se heurtent à un mur de difficultés pour assimiler la structure d'une autre langue que celle de leurs parents).
On me répond que "les immigrés qui parlent mal ou pas le français n'ont qu'à se faire traduire les tracts et autres documents par leurs enfants". Cela m'effraie un peu. C'est entériner qu'il doit y avoir deux catégories de citoyens : ceux qui peuvent comprendre par eux-mêmes ce qui se dit et s'écrit concernant la gestion de la cité, et ceux qui ne le pourront pas, sauf à faire la démarche de demander à leurs enfants de bien vouloir traduire - enfants qui vont peut-être répondre qu'ils n'en ont rien à cirer, ou qui vont complètement déformer des idées et des concepts qu'ils ne connaissent pas, etc. -

Comme A L'Ecole ?

De là, la discussion glisse quelque peu vers l'enseignement. C'est l'occasion de constater en choeur qu'on est fort démuni devant des classes auxquelles il faut donner cours en appliquant le programme alors que certains enfants fraîchement arrivés ne parlent tout simplement pas (du tout) français !. Une enseignante écrit à propos de son école : "Il arrive que des avis aux parents soient traduits en turc ou en arabe, et même à présent en bulgare ...Je ne suis pas d'accord avec ce procédé : c'est à eux de s'intégrer , et non l'inverse . Pour moi , il en va de même pour les tracts électoraux ! Et ne me dites pas que je suis raciste , je ne travaillerais pas dans ce milieu depuis 37 ans : j'aurais déjà démandé ma mutation depuis longtemps si je ne me sentais pas à l'aise et utile dans ce quartier !"...
La comparaison avec l'école me paraît limitée : on ne peut pas comparer : "s'adresser à des enfants scolarisés en Belgique" et "s'adresser à des électeurs parfois immigrés de première génération, dont beaucoup seront incapables de comprendre un tract électoral en français". Je constate déjà, dans mon quartier ou d'autres, dans des épiceries ou des snacks, que mon interlocuteur ne comprend pas "concombre", "vinaigrette", "biscuit à l'orange" (3 cas vécus, dans 3 commerces différents) ! Et ce ne sont pas seulement des personnes âgées ! Dire "c'est à eux de s'intégrer" n'a pas de sens, vu leur parcours, sans une politique d'intégration menée sur le long terme, y compris une politique d'urbanisme qui dissout les ghettos (comme dans d'autres pays).

Mais l'argument "C'est à eux de s'intégrer" prête à trop de glissements et d'oublis. "It takes two to tango", il faut être deux pour danser. C'est au pays d'accueil et à eux. Bien sûr, il y a une réalité du communautarisme, et certains ont tout intérêt à maintenir haut les murs des ghettos : cela préserve des nationalismes, des traditions dans lesquels il fait bon piocher pour trouver du soutien à ses thèses politiques ou philosophiques. Et cela encourage un paresseux repli avec pour conséquence, comme m'écrit une enseignante : "Nous avons instauré un cours de français gratuit à l'intention des mamans : trop peu nombreuses . On leur demande de faire regarder la télé en français aux enfants pour les laisser baigner dans cette langue véhiculaire ... C'est trop demander !!"
Seulement, cette réalité ne doit pas faire oublier une série de vérités concernant l'immigration et les conditions dans lesquelles elle s'est développée, sans quoi on glisse vers une image consternante d'immigrés campant sur leur quant-à-soi, décidés à profiter un max du pays d'accueil alors que, comme on me l'a écrit "ceux qui étaient venus pour travailler sont repartis depuis longtemps".
D'où petit rappel à la grosse louche et vite fait :

L'Immigration En Belgique : Rappel Des Faits

1956 : la catastrophe de Marcinelle fait 262 morts, dont 167 étrangers, presque tous Italiens. Le drame met en lumière non seulement les problèmes de sécurité, mais les conditions de vie : les mineurs vivent généralement dans des baraquements vétustes et sans hygiène, parfois ceux où l'on avait entassés les prisonniers allemands. Le gouvernement italien, avec lequel la Belgique avait un accord d'immigration depuis 1946 (accord "mineurs contre charbon"), bloque l'émigration vers notre pays. Où trouver de la main d'oeuvre ? Elle manque cruellement en cette période de plein emploi, où les Belges quittent les travaux durs et mal payés. De plus, l'avenir démographique apparaît effrayant : en 1962, le rapport du démographe français Sauvy prévoit une catastrophe démographique pour la Wallonie. Il faut trouver des gens ! Jeunes !
La Belgique signe des accords d'immigration à la chaîne : Espagne: 1956, Grèce:1957, Maroc et Turquie: 1964, Tunisie:1969, Algérie et Yougoslavie: 1970. Des bureaux de recrutement belges sont installés dans ces pays, dont les gouvernements encouragent l'émigration, qui représente pour eux une source de devises quand les travailleurs expatriés envoient de l'argent à leur famille. Quant à dire "C'est leur choix, ils étaient bien contents", comme on me l'a écrit, inutile de dire que les recruteurs ne parlent pas de Marcinelle ! Les témoignages sont nombreux sur la désillusion de ces travailleurs quand ils découvrent la réalité qui les attend- mais que faire, ce sont souvent des pauvres dont la famille attend un envoi d'argent - . "Leur choix" ? En plus, ils sont souvent mal vus par les travailleurs belges, car ils acceptent des salaires bas.
Il s'agit bien d'une "importation", comme celle d'une marchandise : en 74, vu le début de la crise, cette immigration est bloquée. Par contre, le regroupement familial est encouragé.

On m'écrit : "Ceux qui sont venus pour travailler sont repartis depuis longtemps ( je parle des bien-portants ) dans leur pays où ils ont fait construire ! , pour y couler des jours heureux (...) depuis , les générations suivantes ont compris : ils viennent mais ne travaillent pas ".

Les travailleurs immigrés seraient repartis ? Un exemple : il y avait environ 400 Marocains en Belgique en 1960. L' accord d'immigration est signé en 1964. Six ans plus tard, il y a 40.000 Marocains en Belgique, 100.000 seize ans après les accords. Cette immigration a aujourd'hui apporté un supplément de population d'environ 300.000 personnes.
En effet, le gouvernement belge a favorisé le regroupement familial - et voilà des jeunes pour payer nos pensions ! Si certains sont retournés terminer leurs jours dans leur pays d'origine (et pourtant j'en vois, des cheveux blancs dans ma rue), leurs enfants sont restés et ont fait souche. Et pour les âgés, rentrer en quittant ses enfants et petits-enfants (et cousins et neveux parfois) n'était pas très tentant. Résultat : "L’immigration de main d’oeuvre s’est transformée en immigration de peuplement définitive. De masculine et adulte, elle est devenue familiale. Ainsi grâce au regroupement familial et à une fécondité élevée, les populations marocaines et turques ont enregistré de nombreuses naissances en Belgique". (L’immigration marocaine en Belgique (1964-2004) Fl. Loriaux). (NB : ce n'était pas du tout ce qu'espéraient les gouvernements des pays d'origine !).

Autre exemple : la communauté italienne est la plus importante communauté étrangère de Belgique. Or l'immigration italienne a été interrompue net, par le gouvernement italien, après la catastrophe de Marcinelle. Si les étrangers étaient rentrés chez eux avec femmes et enfants, cette communauté serait inexistante. Au contraire, elle est la première communauté étrangère du pays.

Petit rappel : en Belgique, les principales communautés étrangères sont européennes : Italiens 175.692 personnes, Français 123 236, Néerlandais 113 570. Les Marocains sont 81 322. Bien sûr, il s'agit d'étrangers non naturalisés : il y a par exemple aujourd'hui plus de 300.000 personnes d'origine marocaine en Belgique, à la suite de la politique belge dépeinte plus haut.

"les générations suivantes ont compris : ils viennent mais ne travaillent pas (...) ce n'est pas à eux qu'il faut en vouloir mais bien au système qui permet cet état de faits"

Qu'est-ce qu'il permet ? Pour s'établir en Belgique, il faut aujourd'hui au choix : regroupement familial, mariage, statut d'étudiant, statut de réfugié (combien d'expulsés après 6 ou 12 mois dans un centre fermé ?), permis de travail avec demande d'un employeur ( = réservé aux fort qualifiés).

Reste une immigration illégale estimée à 100.000 personnes (1% de la population). Si ses membres travaillent, c'est donc au noir, au bas de l'échelle, sans statut, sans sécu, avec seulement droit à la scolarisation des mineurs et à l’aide médicale urgente.

Voilà. En guise de conclusion, je cite cette contribution au débat d'un Facebookien : "Dire en russe à des russophones qu'il est bon de prendre part à la vie collective et s'impliquer en tant que citoyen ici et maintenant est à mes yeux plus noble que de dire en français à des francophones qu'il faut reconduire les immigrés à la frontière".

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